Rêverie

[Réservé : Nemesis ]

Le parc, la nuit, endroit sinistre et lugubre, le vent s'égayant à tirer de sinitres grincements de la part des engins mécaniques destinés à égayer la vie des humains, instant de joie éphémères dans ce monde qui ne semblait connaître que la cruauté d'un joug non-désiré... les chapiteaux, leur entrée béante, laissaient voir un trou large et sombre qui semblait receler les choses les plus terribles qui pouvaient être. La lune elle-même semblait rendre ce paysage encore plus effrayant, s'amusant à produire d'étranges ombres sur le sol qui pouvaient facilement s'apparenter à des monstres terribles pour n'importe quelle imagination un tant soit peu vagabonde.

Et au milieu de cette atmopshère effrayante et de ce paysage sombre, une silhouette frêle se promenait, irréelle, contrastant par sa blancheur rendue encore plus éclantante par l'astre nocturne lui prodiguant ses rayons et s'amusant à refléter sa chevelure artistiquement coiffée, mettant en valeur son visage et son cou de cygne, et sa peau de neige. Elle arborait une robe blanche ornée d'arasbesques d'argent et un corset assorti laissant voir ses épaules et le haut de son dos en entier tout en mettant en valeur sa poitrine et sa taille si fine. Malgré la fraîcheur, la jouvencelle ne tremblait pas, élégante et gracieuse, la démarche fluide et aérienne. Sa peau était depuis longtemps bien plus froide que ces fraîches nuits, et elle ne prêtait plus guère attention à la température ambiante. Par contre son regard se posait sur les lieux avec une grande attention, cherchant le moindre indice susceptible d'indiquer la présence de Shiwa, créature qu'elle recherchait depuis longtemps....Et elle s'était finalement décidée à se rendre au parc d'attraction malgré son ambiance une fois le soleil disparu à l'horizon, un des endroits qu'elle n'avait pas encore méticuleusement fouillé...

Mais comme toujours, elle ne pût empêcher son esprit de vagabonder... Elle marchait donc telle un spectre, être errant en ce monde à la poursuite de rêves merveilleux, ne dissociant parfois même plus la réalité du songe. Bercée par les légendes pendant tant d'années, elles avaient été en partie le matériau aidant Viviane à construire son univers fantastique. Monde dans lequel, sans le savoir, elle s'était définitivement enfuie à la mort de son aimé, il y avait de cela longtemps, si longtemps...combien déjà? Elle ne s'en souvenait plus, ne se rappellant pas même son âge, le temps fuyait, glissant sur elle mais sans laisser sa marque comme il le faisait avec les humains... Pourtant ses souvenirs étaient toujours bien présents, mais les nombres...à quoi bon s'en soucier, ils ne représentaient plus grand chose depuis qu'elle était devenue vampire.

Mais alors qu'elle se laissait aller à ses pensées, une ballade lui revint en mémoire, écrite par Samson spécialement pour elle. Et se souvenant le jour où il lui avait chantée, elle se mit à faire de même dans un doux murmure mélodieux, laissant résonner sa voix sublime au timbre si rare, seul atout qu'elle ait jamais possédé avec son physique.

"La lune éclairait de ses doux reflets d'argent
Ta silhouette endormie, rêvant
Ta poitrine se soulevant lentement
Malgré les passions et tourments
Dont ton âme était la proie
Dans ce pays qu'en rêve seul nous pouvons atteindre
Et qui nous emplit de bonheur et de joie
Laissant notre âme plus amère car elle devra feindre,
Encore et toujours, éveillée, que la vie lui est douce
Alors qu'au fond elle sanglote et soupire
Ne désirant que retrouver les songes auxquels elle aspire
Et dont l'extérieur lui enlève la magie, la détrousse

Ainsi pauvre enfant tu rêves et te réveille
Chaque fois les yeux emplis de tristesse
Car ne pouvoir vivre dans cet autre monde t'emplit de détresse
Ce pays de magie, de créatures superbes et de merveilles

Et chaque jour je t'envie, fille sublime
Tu es la seule qui ma vie illumine
Les cauchemars ont remplacés mes rêves, mes songes
Et je fuis le sommeil et le monde qui me rongent
Tous deux infects, emplis d'immondices
Dont se repaissent leurs créatures tels des délices

Je ne suis plus capable que d'haïr
Et voit le mal qui se cache derrière une fausse beauté mensongère
Tu es la seule que j'aime, désire, admire
De la beauté et la vie la digne messagère"

Une larme glissa sur sa joue, larme vermeille, sang de chagrin et de douleur mais tellement libérateur pour sa souffrance et sa peine, qui pourtant avaient été apaisées par le temps. Mais comment aurait-elle pu oublier son premier amour, son amant et son maître? Ainsi, les yeux voilés et tristement rêveurs, ses paupières les couvrant presque à moitié, elle laissait errer son regard sur les choses, mais il se posait sur elles sans pour autant toutefois les voir. Soudain, une étoile filante traversa le ciel, engendrant le réveil de Viviane et faisant étinceller ses yeux à la couleur presque indéfinissable, bleus limpides, presque transparents, teintés d'or, ceux-ci capturant un instant la lumière de cette lueur éphémère.

Le cheval de bois était froid, inquiétant… Qui aurait pu se douter que le carrousel tant aimé des enfants et des amoureux pouvait devenir si sombre une fois la Nuit tombée ? Les chevaux étaient figés dans une attitude passive. Pourtant l’on ne pouvait s’empêcher de sentir leurs lourds regards vides de statues… Telle une Ombre parmi ces ombres, Nemesis était assis dans la calèche du manège. Un long manteau couleur de la Nuit le protégeait du froid, bien que son corps s’en moqua depuis qu’il était devenu Vampire. Le regard dans le vide, la Créature était venue se réfugier dans le parc, se doutant qu’à cette heure il n’y aurait foule. Mais si l’endroit était lugubre, cela n’apparaissait pas aux yeux du Vampire perdu dans ses souvenirs. Un léger sourire se dessinait sur ses lèvres pastel mais l’on y discernait avant tout de la tristesse…

Semblant alors faire écho à sa propre tristesse, une voix s’éleva, douce et apaisante… L’éclat des notes mélodieuses semblait irréel, comme appartenant à un monde qui ne peut côtoyer le rationnel : Une voix de sirène mêlée aux chœurs des anges… Nemesis se leva, presque irrésistiblement attiré par cette voix au timbre si particulier, unique. Tel le fil d’Ariane pour guider Thésée dans les méandres du labyrinthe du Minotaure, Nemesis se laissa guider par ce murmure mélodieux au travers du parc. C’est alors qu’il l’aperçue, auréolée de lumière lunaire. L’apparition était d’une blancheur immaculée, comme étrangère à ce décor sinistre qu’accompagnaient les grincements que le souffle du vent arrachait aux manèges.

Il s’approcha alors que les dernières paroles se mouraient en faible écho dans le parc, mais déjà le silence reprenait ses droits et Nemesis ne pouvait plus prétendre passer inaperçu. Au moins n’avait-il pas interrompu cette merveille, ce qui aurait été un blasphème à ses yeux. Puis, lorsque le délicat visage de la gracieuse fée se leva vers le ciel pour en capter l’étincelle d’une étoile filante, Nemesis fut frappé par son regard. A la fois triste et rêveur, un regard qui ne pouvait que lui rappeler le sien... Ne cherchant aucunement à s'imposer, Nemesis se serait discrètement éclipsé si une marque pourpre n'avait retenue son attention. Une larme traîtresse, de sang amer...

"Il est en ce monde de fragiles petites Fées qui une fois l'Astre solaire éteint se perdent sur cette Terre, comme enchaînées à ces Ombres qui se multiplient et effraient les Coeurs les plus purs..."

Un léger sourire aux lèvres, il s'avança alors vers elle et lui tendit un mouchoir immaculé où se trouvaient brodées deux lettres entremêlées dans des teintes pastel...

"La tristesse ne sied point au délicat visage d'une Fée..."

Nemesis avait dit cela d'une voix douce, de crainte d'effrayer la demoiselle. Sur son visage se dessinait un sourire triste et chaleureux alors que son regard de bronze et de cuivre se posait sur la frêle créature avec tendresse... Le Vampire appréciait l'instant, car jamais encore il ne lui avait été donné de contempler une Créature semblant aussi fragile que la porcelaine, aussi pure qu'un diamant et dont la voix de cristal avait transpercé les Ténèbres de son coeur avec des flèches étoilées...

Ne pouvant concevoir qu'elle appartenait à ce monde de souffrance et de douleur, il l'imaginait venir d'un monde onirique dont elle serait la gardienne. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de sentir ce qui le rapprochait d'elle, la tristesse que l'on pouvait lire dans ses yeux, que l'on entendait dans sa voix et que l'on comprenait dans ses paroles... Cela lui brûla le coeur, mais si le Vampire ne le montra pas, cette sensibilité à fleur de peau était sienne et jamais il ne pourrait s'en détacher...

Alors qu'elle abaissait la tête, elle aperçut une silhouette sombre...Et soudain elle se figea...elle avait l'impression que Samson se tenait face à elle... Un jeune homme fascinant, à la peau anormalement pâle et à la beauté captivante, de longs cheveux d'ébène contrastant avec sa blancheur et caressant son visage fin et délicat. Un être mystérieux mais dont la tristesse faisait écho à la sienne, trouant le voile d'énigmes qui pouvait les séparer. Mais ce ne pouvait être Samson, il était mort...à moins qu'il fût ressuscité! Soudain le vampire s'approcha, gracieux, mettant fin à ses doutes en lui permettant d'admirer son visage, et malgré sa ressemblance avec son ancien amour et leurs points communs, il existait tout de même des différences.

C'est alors qu'il lui parla d'une voix calme, posée, douce, une phrase qui aurait pu paraître étrange à Viviane si elle ne l'avait été elle-même. En effet, il l'apparentait à une fée, or selon la légende sa plus ancienne ancêtre était une fée... Ainsi la phrase avait tout son sens pour la demoiselle... Soudain il s'approcha et lui tendit son mouchoir, qu'elle accepta, essuyant cette larme échappée de ses yeux voilés. Enfin, elle rendit son sourire à l'inconnu au charme envoûtant, un sourire triste et très doux, avant de le remercier, laissant de nouveau résonner sa voix en un murmure limpide.

"Sire, je ne puis que vous remercier pour votre bonté et votre attention... Mais la tristesse et les ombres sont miennes depuis longtemps, fidèles compagnes qui peuplent ma vie. Et pourtant elles semblent aussi avoir quelque empire sur vous..."

Elle le regarda, toujours mélancolique mais faisant preuve à son tour d'attention envers son interlocuteur.

"J'espère qu'elles ne vous perdront pas... Car le pouvoir qu'elles ont égarent les esprits, et je ne sais que trop de quelles folies sont capables les êtres emportés par la tourmente de leurs passions...."

Alors qu'elle semblait lointaine en disant ces mots, la jouvencelle sembla s'éveiller et reprit sur un ton plus courtois:

"Mais pardonnez-moi, j'ai oublié de me présenter...Je me nomme Viviane d'Avalombre, cantatrice exilée de la scène et de la ville il y avait encore peu. A qui ai-je l'honneur et le plaisir de parler?"

Ce revirement soudain de politesse après ce flot d'émois rendit moins intense sa souffrance, mais Viviane était légèrement lunatique, et en cet instant la curiosité l'emportait plus sur la douleur, bien que celle-ci fût toujours présente, presque palpable.
Mais comment ne pas vouloir connaître cette créature superbe dont les émois faisaient écho aux siens. Ce jeune homme semblait tellement irréel, proche d'elle, non pas comme Ezel par son innocence, sa naïveté, mais par ses émois, ses tourments, lui rappelant tellement Samson qu'elle en était troublée... au point qu'elle n'avait même pas chercher à cacher son âme.

Ses paroles étaient douces mais douloureuses, une souffrance que Nemesis ne connaissait que trop… Mais la demoiselle semblait porter plus lourd fardeau que le sien… Les mots qu’elle prononça se gravèrent profondément dans le cœur du Vampire, et le sang pouvait s’en écouler sans que Nemesis n’y prenne garde. La fragile Fée au teint diaphane souffrait d’un mal qu’il aurait peut-être souhaité ne jamais connaître…

"Et pourtant elles semblent aussi avoir quelque empire sur vous..."

Nemesis acquiesça en silence, la magnifique Créature semblait lire en lui comme en un livre que l’on ne pourrait refermer. Le livre de son passé, de sa vie… Tels des vases communicants, la jeune femme et lui se renvoyaient les sentiments issus des gouffres sans fin dans lesquels ils avaient été jetés par d’autres… D’autres qui avaient décidé de leur sort sans leur offrir l’espoir de modifier le passé… Les cicatrices de l’Âme ne se refermaient jamais… Bien sûr, il était possible de les soigner avec beaucoup d’amour mais dans la souffrance et l’attente… Car seul le Temps permettait d’accepter peu à peu l’inacceptable, comme si l’on se résignait et que l’on admettait avoir perdu la bataille la plus importante où se jouait notre vie… Cela ne pouvait être ! Comment pouvait-on… ? Nemesis faisait preuve d’une telle sensibilité qu’il en était inconsolable, il avait perdu l’être qu’il aimait le plus au monde, l’être qu’il ne retrouverait jamais… Et si l’amour de Moony l’avait sauvé, jamais Nemesis ne guérirait de cette blessure qui le meurtrissait quand, au plus profond de la Nuit, les Ombres se mettaient à chuchoter…

"J'espère qu'elles ne vous perdront pas... Car le pouvoir qu'elles ont égare les esprits, et je ne sais que trop de quelles folies sont capables les êtres emportés par la tourmente de leurs passions...."

Nemesis la sentit s’éloigner et cela ne put que confirmer ses pensées… Ses mots ne s’adressaient pas seulement à lui… Il en fut ému et lui répondit presque dans un murmure :

"Il est en effet douloureux de s’égarer en leur compagnie… Je ne peux malheureusement nier m’être laisser emporter dans leur danse folle qui vous laisse seul et effroyablement ‘vide’ lorsque vous ouvrez enfin les yeux et affrontez la cruauté de la réalité… "

N’avait-il pas été jusqu’à tuer pour calmer ne serait-ce qu’un instant infime la douleur provoquée par la mort d’Arawn ? N’avait-il pas torturé avec une cruauté insoupçonnée le ‘monstre’ à l’origine de son désespoir ? Nemesis affrontait les Ténèbres, faible astre nocturne qui ne brillait plus que dans l’espoir de faire de ce monde dans lequel il errait une terre de tolérance et d’amour… Mais à cela répliquaient inlassablement les armes, le sang, les meurtres… N’était-ce qu’une vision utopique, un idéal qu’il serait impossible d’atteindre ? Comment avait-il pu trouver le courage, l’énergie de continuer de vivre malgré cela…? La réponse était là, à l’emplacement de son cœur : Jamais il ne renoncerait, en souvenir de son amant disparu et pour le futur de Moony… Il était le lien entre eux et il devait agir dans le présent avec ses moyens. Et s’il ne parvenait qu’à changer de petites choses considérées comme insignifiantes, cela amènerait des changements plus vastes. Du moins était-ce le sentiment qu’il avait, car n’était-il pas un Papillon de Cendres ? L’effet Papillon prenait à ses yeux tout son sens…

"Mais pardonnez-moi, j'ai oublié de me présenter...Je me nomme Viviane d'Avalombre, cantatrice exilée de la scène et de la ville il y avait encore peu. A qui ai-je l'honneur et le plaisir de parler?"

Plongé dans ses pensées, Nemesis avait le regard perdu mais lorsque la délicate Viviane se présenta, ses yeux ne quittèrent plus son regard envoûtant d’éclat de ciel effacé parsemé de reflets d’or… S’inclinant devant elle avec respect et admiration, il se présenta à son tour non sans éprouver quelque gêne quant au fait qu’il venait de manquer à un point très important de la galanterie :

"Nul reproche ne pourra vous être fait car je suis le seul fautif en ce lieu… Je manque à mes devoirs aussi acceptez, je vous prie, mes excuses les plus sincères. D’une Déesse grecque j’ai prit le nom, bien qu’il me soit difficile de me souvenir de la raison à cela… Je me nomme Nemesis… "

Mais déjà son attention s’envolait tenant par la main son imagination. Avec elles, il se représentait Viviane d’Avalombre offrant un récital à un public intimiste, amoureux des Arts… Nemesis n’avait aucune difficulté à l’imaginer : Sa voix était une telle merveille, un don de la Nature offert à une Créature divine… Sa première impression lorsque les notes mélodieuses adressées au vent et au passé avaient caressé son oreille attentive ne l’avait pas trompé, une voix de Sirène mêlée au chœur des Anges… Mais Nemesis ne pourrait plus considérer Viviane autrement qu’en Enfant des Fées… Laissant alors son regard chevaucher l’horizon, il prononça ces quelques mots où l’on ressentait des échos de fascination :

"Les Artistes sont des êtres puissants qui offrent leur sensibilité, comme une étincelle de leur âme qu’ils acceptent de partager… Il serait impossible d’envisager un futur sans ces Gardiens, ces détenteurs d’un savoir, d’un amour des autres que l’on ignore… Le chant et la musique ont ceci de merveilleux qu’ils vous transportent vers les cimes nimbées d’éclat de diamant, ils vous apaisent autant qu’ils rythment notre vie… Que serait-elle sans eux ? Aussi triste qu’un monde où la couleur serait bannie… Les Arts semblent inutiles, futiles… Parfois même, on les considère comme étant une perte de temps… Mais ils sont la Vie… Ils nous permettent de supporter la dure réalité et de nous en échapper lorsque le monde est trop laid…"

Il se tourna alors vers elle, si belle et si mystérieuse… La fragile petite Fée était une Artiste et son pouvoir était grand…

L'être onirique qui lui faisait face semblait parfois rattrapé par un passé dont Viviane ignorait tout mais qui semblait être un abîme de douleur, gouffre sans fin d'une souffrance qui apparaissait comme éternelle lorsque l'on y était plongé, chutant sans fin en son propre coeur qui semblait n'avoir aucune limite pour contenir la détresse... Viviane était émue, Nemesis réveillant en elle des sentiments qu'elle enfouissait face à autrui... Qui était-il, créature fragile semblant perdue en ce monde? Mais lorsque le vampire évoqua la réalité, elle ne pût s'empêcher de laisser ressortir une part de haine et de rage, consummée par des émois tragiques revenus à la surface. Sa voix était vibrante de ces émotions, passionée, ardente...

"La réalité! Si vous saviez comme je la hais! Elle représente un néant oppressant, un monde qui cherche à détruire le mien, pour que je rejoigne le troupeau de créatures ou humains dociles et tellement passifs qu'ils en paraissent lobotomisés! Ouvrir les yeux sur ce monde m'est chaque fois plus difficile. Je me bat pour qu'il retrouve sa beauté, qu'il devienne semblable à une musique dont l'harmonie est si parfaite qu'elle ne semble avoir aucun défaut, un monde serein, où chaque accord serait une merveille et aurait sa place parmi les autres. Mais que vois-je? La cruauté, le vice, la guerre, les larmes, la mort..."

Viviane tremblait sous ce flot de colère et de détresse. Mais il était si dur parfois de se battre et de voir que tous les efforts n'aboutissaient à rien! Et plus le temps passait, plus les Tueurs lui en semblaient la cause. A cette pensée, elle ne pût cacher son dégoût pour eux, emportée par ses émotions violentes.

"Mais plus que tout, je hais les tueurs! Le mal qu'ils infligent est bien plus effroyable que la morsure de n'importe quel vampire! Pour eux, je l'avoue, je ne souhaite nulle paix, ils m'ont fait trop de mal, si mal..."

Tout à coup elle prit conscience qu'elle était en train de se dévoiler à un inconnu, et elle se reprit un peu, cherchant à s'apaiser, à calmer l'agitation qui la secouait comme la tempête s'amuse avec les navires. Elle l'écouta lui donner son point de vue sur les artistes, et son avis la bouleversa, la troubla jusqu'au plus profond de son être. Elle n'aurait su s'expliquer pourquoi les paroles de Nemesis avaient cet effet sur elle, mais ce dernier était nettement visible, ne serait-ce qu'à travers ses yeux brillants d'un éclat qui n'était pas dû qu'aux astres. Viviane lui répondit d'une voix qui reflétait l'intensité de ses émois, comme une vague qu'elle aurait laissé déferler dans l'air, le chargeant d'une partie de son âme et de son coeur débordant de sentiments contradictoires et confus, indéfinissables...

"Ou de nous échapper pour toujours, ne revenant en ce monde qu'en de fugitifs séjours... l'Art a sauvé nombre d'être torturés, tourmentés, passionés, leur permettant de confier leurs émotions, de se libérer et d'échapper parfois à la mort... Et ils ont pour moi la même importance qu'ils trouvent à vos yeux, je le sais d'autant mieux que sans eux je ne serais plus. Mais vous en parlez si bien que je serais surprise si vous n'étiez pas vous-même un artiste. Tout est poésie dans vos mots, ils sont une musique qui me ravit et me trouble, ils semblent pouvoir transporter, élever jusqu'aux sphères inconnues de vos secrets tourments ou de vos fascinantes visions..."

Mais est-ce qu'ils avaient ce pouvoir seulement sur elle ou sur tous? Est-ce qu'un Tueur partagerait leur avis? Elle en doutait fortement, un tel personage n'aurait pas hésité à tenter de trancher le fil de vie de l'être ensorcellant qui lui faisait face, sans honte et sans remords, persuadé de faire une bonne action. Elle le savait, ils n'avaient pas hésité à commettre le sacrilège impardonnable d'anéantir Samson, alors pourquoi se retiendrait-il face à Nemesis qui semblait avoir autant de valeur que son amour perdu?

Un pâle sourire naquit sur les lèvres pastel de Nemesis lorsqu’il reçut la soudaine humeur de la délicate Fée en plein cœur. Sa sensibilité était éternellement mise à rude épreuve mais il parvenait sans mal à s’en détacher, se parant alors d’un masque d’indifférence. Or, face à Viviane, il s’en trouvait incapable… Etait-ce dû à cette impression à la fois inquiétante et fascinante de voir son reflet dans un miroir, de se reconnaître en étant pourtant différent ? Nemesis l’ignorait mais il fut blessé par ces mots prononcés avec tant d’éclat que la jeune femme en tremblait… Il aurait aimé la réconforter comme le réconfortait Moony lorsqu’il se laissait prendre dans la toile cruelle de son passé qui recueillait pourtant en son sein un bonheur absolu, une osmose harmonieuse… qui fut brisée…

"Mais plus que tout, je hais les tueurs! Le mal qu'ils infligent est bien plus effroyable que la morsure de n'importe quel vampire! Pour eux, je l'avoue, je ne souhaite nulle paix, ils m'ont fait trop de mal, si mal..."

Nemesis ne put retenir un frisson lorsque le nom des ‘Tueurs’ fut prononcé, se perdant en un instant dans les tréfonds de son âme que rien ne pourrait jamais apaisée lorsque cela concernait Arawn… Une douleur passée qu’il étouffait avec tant de difficulté le submergea, il sentit les larmes lui monter aux yeux et ne chercha pas à les retenir, pas devant ‘elle’… Il aurait pu se sentir honteux mais cela n’aurait aucun sens, il ne regrettait rien si ce n’était cette unique chose : la Mort de son Amant… Pleurer de l’avoir perdu n’était pas plus futile que l’amour qu’il avait pour lui… Alors, laissant ses larmes naître aux coins des yeux, il ravala un sanglot presque enfantin pour répondre à Viviane la Fée d’une voix malgré tout tremblotante et hésitante :

"J’aurai souhaité que vous n’ayez jamais connu une telle douleur… Je ne sais que trop ce que cela fait et ne le souhaite à personne, même s’il est vrai que je partage votre sentiment à l’égard de ces… de ces… tueurs… Des assassins cupides, endoctrinés, incapables d’ouvrir les yeux et de contempler leurs propres erreurs, de reconnaître leurs torts… Ne s’entendant que sur un point : tuer, détruire, anéantir tout ce qui leur déplait à commencer par les Créatures que nous sommes… Pourtant je ne comprends pas et je crains de ne jamais le comprendre… Ne sommes-nous pas ‘chez nous’ ? Ne sont-ils pas les derniers arrivés sur Adhénor ? Pourquoi s’en prennent-ils à nous ? Pourquoi tiennent-ils tant à asseoir leur supériorité et leur pouvoir ?"

Les Humains avaient des antécédents alarmants dans ces domaines… Et cela inquiétait Nemesis qui craignait qu’ils ne reproduisent le massacre des Indiens d’Amérique… Les colons, arrivés après sur leur terre, les avaient chassés pour finalement en conserver quelques uns dans des réserves misérables… Allait-il en être de même avec eux ? Seraient-ils en mesure de s’y opposer ? Mais cela causerait une perte non négligeable, or ce n’était point ce que désirait le Vampire à la sensibilité à fleur de peau… Soupirant de dépit, il effaça d’un revers de main les sillons lumineux tracés par ses larmes amères… Il s’efforcerait de survivre dans ce monde désormais incertain, luttant pour ses idéaux…

"Ou de nous échapper pour toujours, ne revenant en ce monde qu'en de fugitifs séjours... l'Art a sauvé nombre d'être torturés, tourmentés, passionnés, leur permettant de confier leurs émotions, de se libérer et d'échapper parfois à la mort... Et ils ont pour moi la même importance qu'ils trouvent à vos yeux, je le sais d'autant mieux que sans eux je ne serais plus. Mais vous en parlez si bien que je serais surprise si vous n'étiez pas vous-même un artiste. Tout est poésie dans vos mots, ils sont une musique qui me ravit et me trouble, ils semblent pouvoir transporter, élever jusqu'aux sphères inconnues de vos secrets tourments ou de vos fascinantes visions..."

Ce n’était là que des mots, mais ils étaient sincères et puissants par leur sensibilité, leur vérité… Et Nemesis n’y était pas insensible. Vivre dans une réalité autre, dans un imaginaire où l’on peut être heureux… Une Illusion de douceur si agréable que le Vampire appréciait, s’y réfugiant comme un enfant dans les bras de sa mère… Depuis quand vivait-il en retrait de la réalité ? La fuyant pour soudainement prendre conscience du déclin annoncé haut et fort par ces êtres incompréhensibles… Longtemps… Trop longtemps… Arawn lui manquait chaque jour plus cruellement… On le lui avait prit… Volé… Mais revenant sur cette terre qui était la leur et qu’il leur faudrait défendre, il s’imprégna des dernières paroles chargées de sentiments délicats à cerner…

"J’ignore si l’on peut me considérer comme l’un de ces Êtres que j’admire entre tous, mais ma manière d’être me vient de l’un d’eux… Une personne d’exception que je ne saurai jamais égaler… Je lui dois tant… Il m’avait accepté pour ce que j’étais et j’ai reçu de lui plus que je n’aurai jamais espéré… Mais on me l’a ravit… Arraché sans pitié, déchiré avec une cruauté sans nom…"

Les derniers mots moururent dans la gorge douloureuse de Nemesis… Que ne donnerait-il pour retrouver ces instants à jamais perdus ? Pour que d’autres puissent vivre une telle passion sans craindre qu’elle se brise… Chaque Créature mérite d’être heureuse, il en est de même pour les Humains… Ne peuvent-ils comprendre cela ? Sont-ils tous aveuglés par leur doctrine meurtrière ? La paix viendra-t-elle un jour ou n’est-elle qu’une illusion vouée à s’effacer peu à peu des mémoires… ?

Sensible à la peine de Nemesis, quelque chose pourtant semblait retenir Viviane, qui n'osait réconforter le vampire lui faisant face... Il lui semblait que quelque chose délicat, tel un fil de cristal, se tissait entre eux, et que ce fil se briserait si elle touchait son interlocuteur, qu'elle se contentait de regarder, d'admirer, ses yeux légèrement baissé recouverts à moitié de sa paupière, lui conférant une apparence songeuse et mélancolique. Elle ne pouvait s'expliquer ce qui la troublait, mais elle savait que cette atmosphère étrange mais ennivrante disparaitraît si elle prenait la créature dans ses bras. Il lui semblait pour l'instant être proche tout en étant...lointaine de cet inconnu. C'était comme si elle voulait laisser baissé ce voile de mystère qui les séparait, comme le rideau sépare le spectateur du spectacle, que celui-ci soit merveille ou cauchemar.

Puis Viviane reprit la parole, répondant à Nemesis sur le sujet des tueurs. Elle laissa se dévoiler une part de son désespoir, paraissant presque accablée, comme face à une tâche insurmontable.
"Pourquoi...? aurons-nous jamais les réponses à toutes ces questions?"
Puis soudain une lueur étrange illumina son regard et elle releva la tête, fière, droite, bouillonant de colère et parlant avec véhémence, sa voix reflétant ses émotions extrêmes et confuses, indistinctes les unes des autres.
"Mais c'est assez! Assez de pleurs, de douleur, de désespoir! Pour avoir la paix, il faut laisser grandir, surgir la haine et tuer tous ces misérables! Et même la mort serait trop belle pour eux, il faudrait leur rendre au centuples chacune des larmes échappées des yeux de leurs victimes!"
Elle s'arrêta soudain, presque horrifiée de ses propres paroles, plaquant ses mains sur ses lèvres, et sa voix reflétant de nouveau la souffrance, elle reprit.
"Que suis-je devenue? Un démon? Moi qui voulais être ange, j'ai perdu mon innocence, mon insouciance s'est enfuie avec mon ignorance... Et dire que ce sort guette des milliers d'innocents! He bien soit, s'il faut être mauvais pour préserver la pureté des êtres, je tuerais pour eux, pour toutes ces morts immérités. Et qui sait, peut-être qu'une fois suffisamment dégoûtée par moi-même, j'aurais le courage de mourir pour ne plus regretter tout ce que j'ai perdu..."

Elle plongea alors son visage dans ses mains, cachant ses larmes violentes et amères, avant de relever brusquement son visage, habité par la haine et la détresse.
"Mais non, c'est impossible... comment pourrais-je en être capable?! Je ne veux pas devenir un monstre! Je ne peux pas! Qu'ont donc fait de moi ces hommes et ces femmes cruelles?! C'est injuste, ignoble, on ne peut accepter l'inacceptable! Mais je ne veux pas lutter par les armes! Et pourtant ils ne nous laissent pas le choix! Ils nous imposent leur violence, et le seul moyen de s'en débarasser est que nous devenions des meurtriers! Comment se fait-il que des gens puissent être aussi imbéciles?! Ils sont rustres, des crétins, des couards, des abominations qui n'ont que trop vécu! Et pourtant je ne me sens même pas assez souillée pour leur dispenser cette mort."

La vampire, habitée par ces émotions violentes, n'avait réussi à tenir en place, et tournait maintenant en rond, retraçant de ses pas un cercle sans fin, tel le cercle vicieux dans lequel tous étaient enfermés. Soudain elle stoppa net, encore envahie par un émoi différent, celui-ci lié aux dernières paroles de ce magnifique jeune homme lui faisant face. Elle ressentait ce qu'il décrivait, et ses souvenirs faisaient écho à ceux de la créature superbe.
"Quelle blessure abominable... Les mois, les années ont beau s'échapper, les souvenirs eux restent. Ainsi que cette sensation qu'il manque une part de nous, dérobée avec la vie de l'être aimée... Il m'a semblé alors être si vide, telle une marionette que l'on aurait brisée, gisant sur le sol, désarticulée. Et puis on se répare, tant bien que mal, on survit, puis on vit de nouveau, mais toujours incomplet... Comment donc redevenir entière?!"

Les derniers mots lui échappèrent, question lancée avec fougue et en laquelle transparaissait une part d'espoir. Viviane n'avait jamais perdu ce rêve d'être de nouveau "complète", que son monde soit de nouveau intact, que ce passé qui la poursuivait la laisse en paix, l'effleurant juste parfois, juste le temps de ne pas oublier, de se souvenir...

Ce flot d’Emotions violentes déferla dans le cœur et l’esprit de Nemesis, réceptacle de douleur partageant la peine et la colère de la douce Viviane mais se sentant incapable de les laisser s’exprimer… Il fut un instant interloqué, saisi de se sentir aussi proche de cette Créature divine… Leurs pensées volaient à l’unisson, mais nul doute que la Demoiselle fut plus forte que lui… Lui qui se cachait derrière un masque d’indifférence pour ne pas s’exposer aux armes qu’elles soient physiques ou morales… Créature à la sensibilité fragile, accumulant les sentiments comme d’autres accumulent leurs victimes… Des victimes par milliers qui s’entasseront en une seule et unique tombe si cette introduction à la guerre s’amplifiait d’avantage…

Pourquoi ne pas éradiquer toute forme de vie ? Après tout, ces ‘parasites’ ne semblent-ils pas enclins à une telle conclusion… Non… Il ne faut pas oublier qu’ils sont adeptes de la sélection ‘naturelle’ provoquée ! Laissons-les trouver une arme chimique capable d’anéantir toute Créature sans effet néfaste pour les Êtres Humains et ils seront satisfaits… Jusqu’à ce qu’ils jugent bon de finalement s’entretuer… Des massacres, des carnages… Où qu’il puisse se projeter dans l’avenir, Nemesis ne voyait que sang et ténèbres… Son idéal de paix entre les diverses races se mourrait comme une rose que le givre aurait étreinte… Nemesis ne croyait plus cette voix qui lui murmurait de plus en plus faiblement que cela s’arrangerait, que les beaux jours se lèveraient à nouveau sur Adhénor… Comment y croire ?

Cela n’est plus que pâle illusion, certes réconfortante, qui permet de se donner le courage de continuer à vivre… Mais à quoi bon si ce pour quoi l’on œuvre est voué à l’échec ? Comment ne pas baisser les bras, rendre les armes face à cette incompréhensible manifestation d’une certaine soif du pouvoir ? Pourquoi le propre des Hommes est-il de s’affronter, de se détruire et d’emmener dans sa perte toutes races et espèces existantes ?

Le Vampire secoua la tête gravement, les yeux rivés sur un point du sol qui ne semblait pas digne d’intérêt… Il se refusait à abandonner si aisément, mais cette pensée lui revenait sans cesse, cruel rappel à l’ordre chaotique dans lequel était désormais plongée sa patrie… Il lui avait fallu choisir un camp, prendre les armes –une illusion de plus- et se lever comme tant d’autres pour pallier à l’avancée des annihilateurs de la diversité… Nemesis se trouvait chaque jour découragé d’avantage... Ne luttant que pour une personne chère à son coeur... Mais il était parfaitement conscient que s’il devait arriver malheur à Moony, il ne se le pardonnerait jamais et l’unique chose qu’il serait en mesure de mener à terme serait de mettre fin à ses jours… Fuite ? Lâcheté ? Peut-être… Existe-t-il un Au-delà où règne la paix, l’amitié et l’amour ? Nul ne le sait mais Nemesis était à même de répondre ceci : ‘La Mort doit être un merveilleux voyage, car nul n’en est jamais revenu…’ Ces quelques mots prononcés par Arawn le confortait dans l’idée que son amant avait trouvé ‘son’ paradis. Il le rejoindrait lorsque le moment serait venu… Mais il se refusait à quitter ce monde en déclin avant Moony…

Fâcheuse habitude que celle-ci, Nemesis se noyait bien souvent dans ses souvenirs et venait à en négliger le monde qui l’entourait. Se réprimandant intérieurement, il remarqua alors que la petite Fée aux ailes déchirées par les marées du temps et des sentiments douloureux pleurait… Il esquissa un geste de réconfort qu’il abandonna lorsque la voix de la belle cantatrice s’éleva, laissant exploser sa haine et son désespoir. Un désespoir qu’il ne connaissait que trop bien… Et auquel il se devait de répondre, tel un écho dans le lointain… Comme une faible lueur d’étoile guidant les marins dans leur lutte contre un pouvoir surpassant de loin le leur…

"Vous n’avez nul besoin de devenir un ‘monstre’… Jamais je ne pourrais vous considérer ainsi… Vous possédez une arme plus puissante qui n’est peut-être point comprise mais qui existe, aussi réelle que nos sentiments… Votre force, vous ne la dévoilerez pas en vous battant avec ‘leurs’ armes, au contraire il m’est avis que cela l’affaiblirait… N’oubliez pas qui vous êtes…"

Le regard de Nemesis se fit douloureux, ses paroles pouvaient s’adresser à sa propre personne… Il avait oublié qui il était et ‘ce’ qu’il était… Comment pouvait-il continuer de croire être devenu plus fort ? Ce n’était que mensonge ! Poudre aux yeux rougis après avoir déversé leurs larmes insolentes, traîtresses d’un cœur qui se flétrit… Levant les yeux sur la douce Viviane, Nemesis osa le temps d’un battement d’ailes de papillon, plonger son regard dans celui de la mystérieuse Fée… S’il n’était Vampire, ses joues se seraient brusquement parées de teintes rosées…

"Si je puis me permettre, à mes yeux votre force est mystique… Je n’ai à ce jour jamais eu le plaisir de vous admirer sur scène, mais je puis affirmer sans crainte de me méprendre que votre don est non seulement une merveille mais également une arme… Certes pas au sens où nous l’entendons habituellement mais c’est la force que je perçois en vous… Nous partageons des idéaux, or vous détenez un moyen de les atteindre… Cela pourrait sembler dérisoire et peut-être cela l’est-il, je ne saurai le dire… Mais j’en suis convaincu : En tant qu’artiste, vous êtes un astre qui éclaire et réchauffe les cœurs et les esprits… Ne laissez pas votre éclat diminuer, sans quoi nous aurions perdu…"

Qu’aurions-nous perdu ? L’espoir et ses sœurs étroitement liées à la vie… Une vie qu’il fallait sauvegarder de la folie des Humains et des Créatures peu à peu amenées à riposter dans des assauts vermeils… Y parviendraient-ils un jour ? Quand verront-ils la lumière au bout de ce tunnel recueillant en son sein moult difficultés à surmonter ? Si l’espoir venait à s’éteindre, si l’on venait à souffler la flamme qui habite tout être, alors il nous faudrait la rallumer… Viviane souhaitait rallumer une autre flamme, un ‘autre’ perdu que l’on cherche à retrouver…

"Comment donc redevenir entière ?"

Nemesis se sentait concerné par cette question, par cette quête d’une partie de soi… Si précieuse… Il s’assit à l’extrémité d’un banc, contempla un instant la voûte céleste, refuge de ses songes semi-éveillés et répondit à la jolie Muse, une main posée à l’emplacement supposé de son coeur :

"Nous aurons beau recoudre nos cœurs, les raccommodages resteront visibles et à même de se briser à nouveau… Je pense que lorsque l’on a connu son cœur dans un miroir renvoyant l’amour qu’il reçoit, son esprit dans les yeux d’un amant qui se révèle être votre âme jumelle… Je pense… Qu’il nous est impossible de retrouver cette partie de soi… Du moins me faut-il nuancer cela… Je veux croire que je connaîtrai à nouveau la plénitude… Mais lorsque l’être que l’on trouvait parfait disparaît, effacé… L’on ne peut que le retrouver en morceaux éparpillés… Un cœur, une âme de cristal qu’il nous faudrait reconstruire à la manière d’un puzzle à la fragilité absolue… Un puzzle unique, la moindre erreur de jugement pouvant être fatale lors de l’ultime assemblage des fragments d’être…"

L'Art...ce mot à lui seul représentait tant. Et pourtant, Viviane doutait, lasse, amère... meurtrie. Volant sur ses rêves, elle avait voulu de ses doigts pâles toucher le ciel, goûter à l'infini. Jeune fille diaphane, elle n'avait parfois plus qu'une envie: s'évaporer, s'échapper sur un rayon de lune, ne laissant derrière elle qu'un souvenir flou, happé par l'Oubli. Alors il ne resterait plus rien d'elle. Cela paraissait tellement plus simple. Et pourtant non, elle luttait, dépendante de la saveur si particulière que procure la vie. Elle laissa échapper un soupir avant de répondre, brisée.

"L'Art, cette merveille, est un langage inconnu à bien des coeurs, la sensibilité toujours un peu plus mise à mal. Les automates ont remplacés les spectres, les êtres disparaissent au profit de poupée aux rouages complexe, mécanique bien huilée d'un système tuant toute beauté. A part vous, rares sont ceux à s'émouvoir encore de la folie des artistes. Nous sommes là pour embellir la vie dit-on. Mais les hommes courent se jeter dans le Néant de l'Horreur, et la décadence mène la danse. Ils croient s'élever alors qu'ils se précipitent vers leur perte."

Elle sourit tristement à Nemesis lorsqu'il lui parla de sa "force". Il semblait lui faire confiance et placer en elle un espoir. Malheureusement, elle n'était pas grand-chose, seulement une vampire, elle-même cause de souffrance. Cela était si paradoxal: éprouver cette extase lorsque le sang emplissait sa bouche, plaisir incomparable qui se révélait une torture lorsque non-assouvi. Et pourtant elle n'aimait pas tuer...elle avait beau savourer les sensations offertes, elle éprouvait toujours du remord à voler la vie d'autrui. Elle soupira, fermant les yeux, se calmant, sentant la brise effleurer sa peau en de fugitives caresses, écoutant les jeux du vent dans les structures de toiles et de métal, profitant de cet instant, avant de revenir à la conversation...malheureusement toujours blessée. Son coeur fut d'autant plus mis à mal par les dernières paroles de l'énigmatique vampire.

"Vos paroles m'échappent et j'ai du mal à vous suivre. Mais d'après vous cela semble dépendre d'un autre... Serions-nous si dépendant de ce que l'on nomme Amour? Cela semble pourtant impossible d'aimer de nouveau. Mais d'autres y arrivent, alors pourquoi pas moi...ou vous? Ou alors il doit y avoir un autre moyen! Oui, c'est forcément cela..."

Répétant ses dernières paroles plus pour se convaincre elle-même que Nemesis... Mais elles n'en manquaient pas moins d'une assurance certaine. Que faire? Se laisser mourir? Elle en était incapable, avide de passion, d'Art, de merveilles...De vie. De cette vie qui la faisait pourtant tant souffrir. Exprimant ses pensées à voix hautes sans s'en rendre compte, elle reprit la parole faiblement.

"Est-il plus lâche de ne pas oser se tuer, ou au contraire de se donner la mort? Est-ce une faiblesse de tant aimer la vie au point de ne pouvoir exécuter ce désir de disparaitre? Ou est-ce au contraire un signe de courage que de continuer à lutter, malgré tout, de continuer de souffrir, enveloppé de solitude et de musique?"

Lasse, comme oppressée par un étau infernal, Viviane s'assit à même le sol en un mouvement fluide, comme une plume qui se laisse tomber. Le regard lointain, elle luttait contre le passé qui la happait. Cela aurait été fort impoli de se laisser bercer par ses souvenirs devant son interlocuteur. Encore une fois, elle n'avait apparemment apporté que des larmes. La douleur était donc t-elle une si fidèle compagne que son étreinte berçant Viviane dans une douce folie se répandait chez ceux qui l'approchaient? Relevant son visage et posant ses yeux sur Nemesis, si beau, si mystérieux, elle s'excusa.

"Je suis désolée. Encore une fois mes paroles sont de cruelles caresses pour l'ouïe. Si seulement je pouvais apporter autre chose que des larmes... Je parle de moi, plongeant dans les tréfonds de mon âme, sans voir quel mal cela ravive en vous. On aurait mieux fait de me surnommer Mater Dolorosa, je n'inspire plus ni amour ni enchantement mais juste de la peine. Si seulement ce qui me ronge pouvait épargner les autres... Malheureusement cela semble impossible. Mieux vaudrait que je fuie, que je vous laisse retrouver quiétude et paix, conservant un magnifique souvenir de cette nuit onirique..."

Refoulant son chagrin, Viviane reprit son calme, adoptant cette attitude qui la faisait passer pour mystérieuse car incernable. Quitte à partir, autant que personne d'autre n'ait un aperçu de son "moi" exilé hors du temps et du réel. Mais pourquoi s'était-elle tant dévoilée? Avait-elle contenu trop d'émois qu'ils s'échappent malgré elle? Ou Nemesis l'avait-il troublée au point qu'elle lui accorde sa confiance, prenant le temps d'être elle-même quelques instants? Ou devenait-elle folle? Tant de gens le pensaient, elle lisait l'inquiétude, l'incompréhension dans leurs yeux l'observant discrètement, toujours en biais, comme un phénomène par rapport auquel il faut prendre une décision... Oui, mieux valait fuir ce vampire pour ne pas attirer de malheurs sur son visage délicat, ne pas mettre à mal sa sensibilité dérobée au monde. Alors elle retouverait la solitude, les pleurs et toutes les oeuvres peuplant sa demeure, continuant son errance par dela des frontières invisibles, Nemesis savourerait de nouveau une vie plus heureuse... Car malgré ses dires, Viviane était certaine qu'elle ne ferait qu'empirer ses tourments en lui tenant compagnie, n'apportant que détresse, puisqu'elle rappelait à Nemesis son terrible passé.

L'Enchanterresse se releva alors doucement, mélancolique et songeuse, s'apprêtant à abandonner cet être énigmatique pour laisser un tout autre rêve reprendre ses droits sur son esprit: celui du Monde Imaginaire, comme aimait à le nommer Peter Pan.