O douceur de l'aube

Une nuit parmi tant d'autres tirait à sa fin, morne et plate comme toutes celles depuis qu'il était revenu de sa vendetta personnelle. Quelques très rares clients occupaient les lieux, à peine de quoi occuper le barman qui se grillait une cigarette en lavant pour une énième fois de la soirée la vaisselle. Le temps semblait s'étirer sans fin tant l'ennui l'habitait. Il n'avait rien glané des ragots qui avaient parcouru le bar toute la nuit. Les tueurs semblaient calmer leurs attaques. L'Eden se terrait dans ses quartiers et l'Hinra continuait de tirer ses ficelles depuis ses bureaux, loin de la vie. Un hiver social résistait aux assauts vivifiants du printemps.

Shyra s'était remplumé depuis son retour. L'ADH s'était bien occupé de lui mais sa période de stase commençait à se faire imminente. D'une main absente, complètement plongé dans ses pensées lugubres, il éteignit sa cigarette dans un cendrier déjà plein de mégots. Un coup de chiffon sur le comptoir pour finir de s'occuper. Puis comme s'il émergeait de quelque cauchemar où l'ennui régnait en maître, il se rendit compte de l'heure.

" - Messieurs, dames, je vais bientôt fermer. Merci de venir régler vos notes."

Il encaissa les clients rapidement, mécaniquement comme s'il n'était pas vraiment là. Le temps que le bar se vide, l'aube dardait déjà ses rayons à l'horizon. Une jolie recette gonflait la caisse automatique preuve que la soirée avait été chargée avant qu'elle ne s'éternise dans les dernières heures de la nuit. Se munissant d'un éponge et de son éternel chiffon, Shyra se mit en charge de débarrasser les dernières tables. Un automatisme de plus. Des pensées sombres tournaient dans sa tête et il travaillait obnubilé par icelles. Il retourna les chaises sur les tables, vida les cendriers, s'accorda un dernier verre de sang tiède accompagné d'une bière. Il ne lui restait plus qu'une petite vaisselle à finir avant de fermer le bar et d'aller chasser pour sortir de sa torpeur.

Dans le silence quasi total des environs, un bruit de pas si léger qu'il en était presque inaudible retentit. S'approchant progressivement du bar, le sons'arrêta au bout d'un moment. Trois coups contre le bois du cadre de porte résonnèrent avec un son mat et étouffé.

-Je dérange?

Ziros entra, écoutant tout en marchant les sons alentours pour s'orienter comme toujours, à la mainière d'un sonar de chauve-souris. Il marcha un moment, puis alla s'appuyer le dos sur un des murs de la pièce principale. Il baissa légèrement la tête, et ses oreilles gigotèrent un moment.

-J'avais envie de ''voir'' ce bar qu'on m'a dit que tu tenais.

Il tourna la tête dans tous les sens, un côté à la fois, pivotant lentement sur son cou, ses oreilles bougeant comme celle d'un chat. Le moindre son se répercutait, et venait dans ses tympans. Il identifiait donc les lieux par les sons, faute de pouvoir voir ses même lieux. Au bout d'un moment, il s'immobilisa, et attendit de voir si Shyra aurait une réaction, tout en terminant d'identifier les différentes limites de l'endroit.

L'Eden se terrait dans ses quartiers hein ?

On voyait que le bonhomme n'était pas au fait des dernières modifications qui avaient eu lieu au sein du clan de scientifiques utopistes.
A l'annonce plus que blasée du propriétaire des lieux succéda une entrée moins discrète que celle de Ziros.
Vêtue d'un tailleur gris coupé sur mesure sans qu'aucun bijou ne vienne mettre en valeur la beauté déjà fascinante qui irradiait de son être, une jeune femme à la longue chevelure argentée se dirigea d'un pas impérieux vers le bar sans daigner accorder un seul regard aux à ceux qui ne méritaient pas sa méticuleuse et dérangeante attention ou même au regard instinctivement courroucé de la personne qui semblait bien pressé de clore une journée semblable à sa veille avec tout le lot d'ennui que cela impliquait.

Gaïa évalua rapidement les paramètres : Vide de chez vide.. La fréquentation du bar avait nettement régressé depuis son dernier recensement... Sans doute à cause de l'absence physique d'un propriétaire à la poigne célèbre. Cela faisait vraiment longtemps que la Dame Blanche avait exprimé le souhait d'enfin rencontrer la créature dont elle était chargée au sein de son organisation. Les comptes rendus, divers dossiers et observations lointaines ne lui suffisaient plus. Elle avait soif d'action, d'adrénaline et son emploi du temps ne lui avait jusqu'ici pas laissé beaucoup de temps pour exaucer ce voeu.
Depuis sa promotion elle avait pris conscience de l'ampleur des problèmes qu'elle aurait à régler, s'y était d'ailleurs de suite attelée et avait établi avec minutie la nouvelle politique de l'Eden.
Certains auraient une bien mauvaise surprise au final.

Elle ne se souciait guère d'être reconnue ou non, son apparence un peu trop particulière de toute manière lui avait valu une certaine réputation sulfureuse qui ne tarderait pas à venir chatouiller les oreilles attentionnées des Hlls tenus au courant de l'activité du Dragon Rouge outre donc ce cher Shyra qui était aux premières loges.

Sans plus de cérémonie elle prit place à côté de Ziros le gratifiant d'un simple baiser envoyer avec nonchalance.
Sans prendre plus de gants d'ailleurs, elle apostropha Shyra en repoussant un peu sa monture argentée sur le bout de son adorable petit nez droit :

"Ca fait un moment que j'ai envie de vous rencontrer très cher... Mais bon les impératifs professionnels, tout ça, tout ça...
Et je n'aime pas vraiment le volume sonore d'un bar en milieu de soirée...

Ah oui... Très... pittoresque comme déco."

[H.J : hiiiiii message micro je suis navrée mais en effet les débuts sont les plus difficiles]

Apparemment, la chasse devrait être repoussée. Deux clients malvenus semblaient faire fi de la fermeture du bar. Un énervement grandissant galopait dans les veines du barman, engendré par la frustration et attisé par l'ennui. Frustration d'une réjouissance mise en pause par deux importuns. Son visage ne trahissait rien de ses humeurs, pas plus que ses gestes devenus d'un coup plus précis. Un aveugle et une femme se tenait face à lui. A fortiori, ils n'étaient pas venus ensemble mais la femme se tenait au côté de l'aveugle comme pour mieux se soutenir de sa présence. Aux paroles de l'aveugle, Shyra eut un léger sursaut de sourcil. Il ne connaissait absolument pas Ziros et celui-ci se permettait de le tutoyer. Quant à Gaïa, sa présence mettait mal à l'aise le Hll. Il avait la vague impression de l'avoir déjà vue et ses paroles semblaient tout indiquer qu'elle le connaissait plus que lui ne la connaissait. Il quitta l'abris précaire du bar et se dirigea vers les deux intrus. Une fois à quelques pas d'eux, il planta son regard d'émeraude dans celui de la directrice de l'Eden. Pas une émotion ne perçait l'éclat vert de ses prunelles et son visage restait aussi inerte.

" - Je crains que vous ne dussiez quitter les lieux. Le Dragon Rouge est fermé. Repassez dans la soirée si vous tenez à vous délecter du pittoresque du décor."

Malgré la blancheur de sa voix, un léger sarcasme visant Gaïa perça dans ses derniers mots. Il détourna son regard vers l'aveugle. Bien sûr, celui-ci n'était pas à même de voir les expressions de dégoût qui traversaient les yeux de Shyra. Il voyait les infirmités comme des maladies, et les maladies lui provoquaient une peur bleue, une peur qui virait au dégoût le plus profond. Malgré ceci, le tutoiement de Ziros à son égard continuait de tourner dans sa tête. Et il se devait de régler la question avant de sortir les deux intrus. Avec douceur et classe, il se pencha au dessus de l'épaule de l'aveugle jusqu'à ce que ses lèvres effleurent ses longues oreilles difformes. D'une voix suave, à la limite de l'audible, il susurra.

" - Un conseil, évitez de tutoyer et d'haranguer n'importe qui de la sorte si vous tenez aux sens qu'il vous reste et à la vie qui en découle."

Il ponctua sa remarque d'un coup de langue rapide sur le lobe de l'oreille de Ziros. Juste par provocation bien sûr. Il se redressa et le regard qu'il lança à Gaïa ne savait souffrir d'un refus. Ils n'avaient rien à faire dans le bar et Shyra s'était suffisamment fait comprendre à son goût. Il se détourna d'eux et retourna d'un pas tranquille jusque son bar. Pour lui, il était de nouveau seul et il se permit de s'allumer une nouvelle cigarette.

Ziros ne bougea pas d'un centimètre lorsqu'il sentit Gaia entrer. Il mit quelques secondes à la reconnaître, mais le son caractéristique de ses pas lui revint à l'esprit après quelques secondes à écouter les résonances dans le sol. Il écouta les paroles toujours teintées d'euphémisme et d'ironisme de la dirigeante de l'Eden. Il suivit tout aussi bien la réponse de Shyra. Lorsque celui-ci s'approcha de lui, ses oreilles se retroussèrent légèrement vers l'arrière, mais il ne broncha pas. Il resta immobile lorsque le barman se pencha sur son oreille. Le coup de langue rapide qu'il reçut à l'oreille forma un sourire sur ses lèvres. Les menaces étaient son lot quotidien, à la longue. Combien de fois il avait été subtilement menacé de cette manière au long de sa vie pour son ''manque de respect'', il n'en savais rien.

-J'ai l'habitude de tutoyer ceux sur qui je connais bien des détails. J'ai toujours considéré la connaissance comme un bon moyen de rester supérieur en un certain point.

Le sourire qu'il avait au visage s'étira quelque peu, mais l'aveugle se redressa, et fit quelques pas lents vers la porte, prenant son temps pour sortir. Il manquerait peut-être bien quelque chose d'important en partant trop vite.

Ziros s'arrêta et se retourna un moment. Un sourire était toujours sur son visage. Il murmura:

-Comment oublier ne serait-ce qu'un membre de l'EDEN?...

Il se redressa alors, et décida de s'imposer, à moins qu'il ne vienne à réellement déranger la conversation. Il alla s'asseoir, et s'accôta sur le dossier de son banc, tenant en équilibre sur les deux pattes arrières de celui-ci. Son sourire évoquait clairement son amusement non dissimulé devant la présente situation.

-C'est un plaisir de vous ''revoir'', Dame Zahara

Il croisa les bras, et ferma les yeux. De toutes façons, qu'est-ce que celà pouvait bien changer à son état. Il respira lentement, le sourire toujours accroché aux lèvres, perçevant le moindre son ou souffle d'air qui racontait chaque détail de ce qui se passait autour de lui.

Shyra quant à lui s'agrippait au bar au point de s'en blanchir les phalanges. Etait-ce du fait de la peur que le seul nom de cette hll induisait en lui ou bien de la colère sourde qui battait ses tempes ? Il n'aurait su le dire. Toutes deux se mêlaient subtilement à l'évocation de ce nom. Ainsi c'était elle qui l'avait fait suivre, qui l'observait comme un scientifique observe un vulgaire rat de laboratoire. De ses tourments, il ne laissait rien paraître. Son souffle restait régulier, aucune tension musculaire ne transparaissait à travers sa tunique bleu nuit brodée de motifs pourpres. Il n'était pas passé maître dans l'art de la dissimulation de ses rages dans son passé pour se laisser percer à jour ce matin là.

Il se retourna avec lenteur et grâce pour planter un regard exempt de tout sentiment dans les yeux de Gaïa. Son attitude paraissait totalement détendue. Un léger sourire venait même adoucir ses traits. Sa cigarette se consumait à sa main sans même qu'il n'en tienne compte. D'un léger bond, il s'assit à même le bar et porta la clope à sa bouche.

" - Ainsi donc, voici le visage de l'importune qui me colle comme une teigne à son chien galeux. Je commençais à me demander quand est-ce que vous finiriez par venir vous frotter de plus près à votre sujet d'étude. Devrai-je dire que je suis déçu de ne point vous avoir vue ces dernières semaines ou devrai-je me flatter d'être suffisamment intéressant pour accaparer le temps si précieux de Mademoiselle Zahara ? N'y a-t-il donc aucune tâche importante qui vous attende pour que vous veniez perdre votre temps et le mien par la même aujourd'hui ? "

Exhalant sa fumée, il croisa les jambes de façon très féminine. Certes, ça le plaçait dans une position délicate s'il devait esquiver une quelconque attaque. Mais à le voir ainsi assis, presque langoureux sur le comptoir, renforçait son masque. Son regard s'adoucit lentement quand il reprit.

" - Ne croyez pas ma mémoire défaillante, mademoiselle. Seulement, je n'ai guère l'habitude de traquer les détracteurs qui me collent aux basques. Et donc encore moins de leur prêter des traits. A moins je les vois, à mieux je me porte. Et ce n'est que trop votre cas, ma chère. Ca ne fait guère que quelques minutes que je vous côtoie de près et je suis déjà las d'avoir à vous supporter. "

Son sourire s'agrandit jusqu'à devenir purement railleur. Il faisait écho à l'irritation de son ton. Pour l'heure, son esprit avait bien trop à faire à scruter chacune des expressions de Gaïa pour prêter une seule once d'attention à Ziros. L'aveugle n'était pas oublié mais il ne faisait désormais plus que parti du décor. Dans la seule optique de mettre en avant les défaillances des surveillances qu'il subissait depuis son arrivée en ville, Shyra lâcha sur un ton désolé.

" - C'est vraiment dommage que vous n'ayez pas pu m'observer ces derniers temps. Enfin du moins, pour vos précieuses recherches. Personnellement, je me suis complètement satisfait de ne plus vous sentir pendant que je réglais quelques affaires personnelles. Mais suis-je donc sot, vous devez déjà tout savoir de mon passé. Il ne sera guère difficile de relier les éléments du puzzle pour un esprit si éclairé. Aussi n'ai-je rien à vous apprendre et vous me faites perdre un temps précieux, mademoiselle. Désormais vous savez tout ce que vous avez besoin de savoir sur un banal barman de seconde zone, je ne vous retiens pas plus, vous qui devez avoir tant à faire à jouer les baby-sitters avec vos précieux laborantins. "

Il la salua de la main, faisant danser ses doigts gantés de façon fort ambiguë. Il n'espérait pas vraiment qu'elle s'en irait si facilement. Mais en lançant ses appâts, il escomptait récupérer un semblant de contrôle sur la situation désormais périlleuse.

-Épargnez nous donc vos grossièretés.

Le ton de l'aveugle n'était maintenant plus amusé, loin de là. Le sourire avait quitté ses lèvres, et son visage arborait maintenant un air on ne peut plus sérieux. Il gardait les yeux fermés, et ses lèvres ne tar4dèrent pas à prendre la forme d'une évidente moue de mécontentement. ce Shyra commençait à pousser les propos un peu trop loin à son goût. Alors qu'il se balançait doucement sur sa chaise lorsque la situation gardait des propos corrects à ses yeux, il ne bougeait maintenan plus, et s'était placé, les mains croisées sur la table en face de lui. il tourna imperçeptiblement la tête vers le barman.

-Le fait que vous n'appréciez pas de la visite ne vous donne pas de raisons d'être désagréable ou de devenir insolent .

Il repositionna sa tête comme elle l'était ouvrant les yeux en fixant son regard vide et morne sur une poutre qu'il ne pouvait pas voir, mais qu'il sentait aux vibrations dont il se servait pour évaluer les distances autour de lui avec la plus grande précision possible.

-Les menaces ne sont pas que votre lot, Shyra. veillez à vous rentrer cela dans le crane.

Il serra les doigts de façon imperçeptible, si bien qu'il fut le seul à sentir le sang s'arrêter de couler momentanément dans les veinnes de ses doigts alors qu'il serrait.

Le ton de l'aveugle le rappela au mauvais souvenir du barman. Il l'avait trop peu considéré depuis le début et ce manque d'intérêt semblait emplir ce jeune fanfaron d'une verve un peu trop débordante. Il ne le regarda pas quand il lui répondit, bien trop concentré à fixer ses pupilles d'émeraude dans le regard de Gaïa. Chacune de ses intonations fut murement pesée avant de franchir la barrière de ses lèvres.

" - Tiens, le parasite en second se manifeste à son tour. Etrange comme le doux son de sa voix ne m'a absolument pas manqué. J'espère juste qu'il comprendra qu'il se trouve actuellement dans mon établissement dans lequel lui, comme vous d'ailleurs chère importune, n'avez absolument rien à faire à cette heure. Quant à mon caractère ou à mon insolence, excusez la fatigue et l'énervement que causent deux tiques dont je ne sais débarasser mon bar... Et nulle menace dans mes paroles, l'estropié, elles ne sont que l'apanage des humains."

Sa voix ondulait avec délice entre le sarcasme et la gravité. Ses yeux restaient impénétrables comme deux joyaux parfaitement sertis dans son visage androgyne. Sous ses traits tendus bouillonnait avec rage un flot de réfléxions ininterrompu. Comment allait-il se libérer de la présence de Gaïa ? Pourquoi venait-elle le voir maintenant ? Qui était donc cet infirme impavide qui se mêlait de ce qui ne le regardait pas ? Les réflexions n'avaient jamais été sont fort. Il se sentait peu à peu étouffé par la situation. Son sang accéléra son rythme, son coeur entamma sa montée vers une course de plus en plus rapide. Mais il restait de marbre, contenant un maximum ses envies de lacérer le visage si serein de cette Edeniste. Quand il s'adressa à Gaïa sa voix tremblota à peine tant il força pour mesurer son ton.

"- Votre temps n'est pas si précieux que vous en ayez à perdre avec moi. Oh non, je ne me mésestime pas, seulement, n'avez vous donc plus assez de vos toutous bien dressés pour pister les petites gens à mon image ? Qu'ai-je donc qui rende ma personne si intéressante qu'elle oblige l'éminente directrice des branle-mouches à s'y atteler en personne ? "

Il tira une ultime bouffée de tabac âcre à sa cigarette avant de la souffler avec volupté dans le visage de Gaïa en continuant.

"- Vous voulez donc un entretien. mais de quoi voulez-vous m'entretenir ma bonne dame, je n'ai que faire de tout ce que vous pourrez m'apprendre. Et vous savez fort bien que je ne répondrais pas à vos inquisitions. De plus, même s'il ne voit pas, il n'en a pas moins une ouïe et quand bien même je venais à lâcher quelque bribe pour me débarasser de vous, ce ne serait pas en la présence de ce moins que rien. "

Il haussa briévement des sourcils, entendu de l'inutilité démontrée de la présence de Mademoiselle Zahara en ce matin.